CHAPITRE XV
AUCUNE DISTORSION ne se fit ressentir lorsque le plan singulaire leur fit franchir seize cents parsecs.
En une infime fraction de battement de cœur, les étoiles avaient changé de place, et une perle jaune brillait devant eux.
Derrière, la Porte rapetissait. Des étoiles brillaient à travers l’anneau : le plan singulaire était désactivé.
Desiderio expira longuement. Juste avant le saut, il avait vu la signature du missile envahir le champ de la caméra. Toute sa vie avait défilé devant ses yeux. Mais sa certitude de leur désintégration inéluctable était erronée : pour les rattraper, le missile avait dû atteindre une vitesse supérieure à la leur. Cela l’avait empêché de franchir la Porte avec la même destination. De surcroît, il n’avait pu exploser à proximité de la Porte, de crainte que celle-ci l’interprète comme une agression et ne se scelle pour toujours.
De la main, Desiderio exerça une brève pression sur l’épaule de Lance.
« Bravo, mon vieux. Tu nous as sortis d’un sacré pétrin.
— Vos copains ont intérêt à me trouver une place bien payée, marmonna le pilote afin de masquer sa gêne. Sur Ast Faurès, je suis on ne peut plus grillé. »
Xavier se joignit aux félicitations. Valrin, quant à lui, avait commuté la caméra et était en train d’observer la planète autour de laquelle la Porte orbitait : un disque vert aux océans orangés et aux continents tassés sur l’équateur. Il se tourna vers Lance.
« Mets-moi en communication avec les responsables de l’Eborn. Nous avons à discuter.
— Tu es extraordinaire ! siffla le pilote. On vient juste d’échapper à la mort. Tu n’as pas l’intention de prendre un peu de repos ?
— Il a raison, renchérit Desiderio. La destruction d’Ast Faurès va aboutir à des rétorsions contre la KAY de la part des autres multimondiales. Pour avoir amené la KAY à agir contre ses intérêts, c’est que tu l’as fortement agacée. Peu d’hommes peuvent se targuer de cet exploit.
— Ça ne suffit pas. Je ne me reposerai pas avant d’avoir détruit le bureau exécutif de la KAY. Vas-y, Lance. »
Un silence pesant s’abattit dans l’habitacle. Chacun s’était prudemment enfermé dans ses propres pensées.
« Contact visuel », fit soudain Lance.
C’était un vaisseau de remorquage équipé de grosses tuyères, qui approchait avec précaution. Il paraissait avoir été militarisé à la hâte. Un E dans un cercle était tatoué sur son flanc : le logo de l’Eborn.
« C’est bien l’un des nôtres. Il devait nous attendre tout près de la Porte et attendre que nous émergions…
— Un seul vaisseau ? s’étonna Xavier. Et si les cuirassés se décident à nous poursuivre jusqu’ici ?
— Ils ne le feront pas, affirma Desiderio. Ce serait considéré comme un acte de guerre majeur, et les accords passés entre multimondiales aboutiraient à un blocus économique. Ils ne s’en relèveraient pas…
— Ils ont détruit Ast Faurès. Ça, ce n’est pas un acte de guerre ?
— Cela n’équivaut qu’à une violation de frontière.
— Contact établi ! intervint Lance.
— Passe-moi le terminal », fit Valrin.
Il l’orienta de façon que Xavier puisse voir. Une fenêtre de dialogue textuel était ouverte.
> Bonjour, monsieur Hass.
Valrin passa en mode vocal.
« Vous pouvez m’appeler Valrin. Ai-je affaire à Kristoferson ?
> C’est exact. Je vous attends en personne à la station.
— La station ?
> Nous perdrions du temps en nous rencontrant au fond d’un puits gravifique, je pense que vous ne me contredirez pas.
— Vous pensez juste.
> Nous avons un relais orbital autour de J-4. Le remorqueur va vous y conduire. C’est là que nous nous rencontrerons.
Déconnexion texte.
Valrin sourit. Une rencontre au sommet. Ils s’étaient enfin décidés.
Xavier pointa l’index sur le « J-4 » juste avant que Valrin ne referme l’infofenêtre.
« Je suppose que c’est la planète en dessous de nous ? »
Desiderio hocha la tête.
« Chacune des planètes des Jarmaques a un nom, mais personne ne les utilise. Pour tout le monde, ce sont J-1 à J-5. Celle-ci est la planète habitable la plus extérieure du système-archipel ; et la seule autour de laquelle tourne une Porte de Vangk.
— Il n’y a qu’une seule Porte pour tout le système solaire ?
— Les quatre planètes ont des orbites très proches les unes des autres. C’est la condition même de leur habitabilité. Mais, avant tout, l’existence d’une seule Porte est ce qui a rendu possible la naissance de l’Eborn. Avant de s’installer dans les Jarmaques, les colons avaient déjà pâti de guerres territoriales. Ils savaient qu’ils seraient obligés de coopérer sur tous les plans pour pouvoir s’étendre sans qu’un conflit interne n’éclate pour la domination totale des Jarmaques. Ils ont établi une constitution qui, à la base, devait les protéger d’eux-mêmes. C’est elle qui a servi de texte fondateur à l’Eborn.
— Intéressant », commenta Xavier.
Lance transmit les codes d’asservissement IA de la capsule au remorqueur.
« Voilà… Nous n’avons plus qu’à nous laisser voguer. On ne devrait pas être très loin de notre destination. Deux heures à tout casser, un saut de puce. » Il fit mine de souffler. « Ce n’est pas trop tôt, car on arrivera bientôt à bout d’oxygène.
— Alors tu me réveilleras dans deux heures, dit Valrin.
— Et s’ils rappellent ?…
— Lâche-moi. Tu es assez grand pour te démerder. »
Il sombra dans un profond sommeil. Xavier se demanda s’il n’allait pas reprendre une des pilules de Lance… mais il ne voulait pas être vaseux avant la rencontre.
Perplexe, Lance contemplait Valrin. Il secoua la tête puis s’adressa à Xavier.
« Il est comme ça avec tout le monde ?
— Spécialement avec ceux qui tentent de s’approcher de lui. Valrin est un trou noir. La haine est l’horizon événementiel de son univers mental. S’il maintient les autres à distance, c’est aussi pour les préserver.
— À ce que j’ai pu comprendre, tu restes tout de même à ses côtés. Drôle de relation.
— Le rôle de satellite me convient. À la bonne distance, on ne risque rien. Sans lui, je serais mort dix fois. Il a le don de courber le destin autour de lui comme un trou noir courbe l’espace-temps.
— Allons, tu crois vraiment…
— Je veux y croire. C’est le seul moyen pour moi de ne pas perdre la boule.
— Et… tu t’es déjà demandé pourquoi, lui, il te garde auprès de lui ? Il a l’air de n’avoir besoin de personne.
— Je ne sais pas. Peut-être qu’il m’a choisi pour lui servir de témoin. »
Ou de conscience, ajouta-t-il en son for intérieur. En ce cas, il a bien mal choisi : un cloneur illégal, un trafiquant de chair humaine.
Mais il avait l’impression que cette partie de sa vie appartenait à quelqu’un d’autre. Quelqu’un qu’il n’avait guère envie de retrouver.
« Il a peur, tout simplement. »
L’espace d’un instant, Xavier ne sut de qui Desiderio parlait. Puis cela l’atteignit.
« Valrin, peur ? »
Desiderio sourit.
« Peur, oui. De toi, de lui-même. Que l’attachement pour quelqu’un ne le détourne de son but. Sa haine doit rester pure. Valrin n’est pas un trou noir, c’est une étoile en explosion. Il rayonne de haine pour ne pas s’effondrer sur lui-même. »
Devant la perplexité de Xavier, il cligna de l’œil et conclut :
« Après cette brillante démonstration de psycho-astronomie de bazar, je crois que nous devrions suivre l’exemple de Valrin et dormir un brin. Vous ne croyez pas ? »
La station gravitait à trente mille kilomètres de la surface de J-4. Bardée de nacelles et de rampes de lancement, elle évoquait – peut-être volontairement – une fleur stylisée de métal et de plastique. Les nacelles étaient vides à l’exception d’une seule, occupée par un module de liaison tapissé de tuiles de rentrée atmosphérique. Cette fois, Lance laissa la capsule se synchroniser avec la rotation de la station et s’enficher dans une des nacelles.
« Votre rencontre à venir ne me concerne pas, bâilla-t-il. Tout ce que je veux, c’est sortir de cette boite de conserve et aller dormir une petite trentaine d’heures.
— Je te comprends, murmura Desiderio.
— Adieu, héros, lança Valrin avec un mince sourire.
— J’espère que nous nous reverrons », ajouta Xavier comme une barre verte s’allumait au-dessus de la porte de la capsule : la pression sas était équilibrée.
« L’univers est vaste », fit Lance en disparaissant.
Deux gardes, en tenues pare-balles intégrales fermées par des velcros, les aidèrent à s’extraire de la cabine. En même temps, ils les fouillèrent sommairement et délestèrent Valrin de son flécheur.
En respirant l’air de la station, Xavier se rendit compte à quel point celui de la capsule avait été corrompu par leurs exhalaisons corporelles. Les gardes n’exhibaient aucune arme, cependant Xavier ne se fit pas d’illusions à leur égard : c’étaient des tueurs. Le petit groupe remonta un long couloir radial incurvé vers la droite. Il était si brillamment éclairé qu’il faisait mal aux yeux. Des galeries verticales creusaient des puits réguliers dans le plafond, mais, à un demi-g, elles étaient impraticables. Valrin renifla à son tour.
« Ils n’ont pas changé l’air, dit-il soudain.
— Quoi ? fit Desiderio.
— Il n’y a personne sur cette station, mais ça sent l’occupation récente. Ils ont viré tout le monde il y a quelques heures. »
Desiderio tourna la tête vers le garde sur sa gauche.
« Pourquoi est-ce désert ? » demanda-t-il.
L’homme plissa les yeux comme s’il évaluait le degré d’innocuité de la question. Mais, plus probablement, ils étaient écoutés et il recevait par implant radio l’autorisation – ou non – de répondre.
« La station a été évacuée avant l’arrivée de madame Kristoferson afin que vous puissiez être tranquilles », répondit-il enfin.
Madame… ?
Xavier s’aperçut alors que le sexe de leur interlocuteur n’avait jamais été spécifié. Valrin, quant à lui, ne broncha pas.
On les fit entrer dans une salle où se trouvait un scanner. Ils se soumirent de bonne grâce à l’examen destiné à vérifier qu’ils ne dissimulaient pas d’arme dans leur corps. Puis un ascenseur les fit grimper d’un niveau. Une travée radiale donnait sur un alignement de cabines.
« Prenez celles qui vous plaisent », dit un garde.
Ils ne se firent pas prier. Xavier referma la porte sur une chambre qui devait avoir été occupée par une adolescente, au vu des clichés de vedettes de virtua-life agrafés aux murs. Il se rendit alors seulement compte qu’il avait toujours sa combinaison pressurisée sur le dos. Cinq bonnes minutes lui furent nécessaires pour s’en défaire.
Fatigué, les nerfs à fleur de peau, il se dirigea vers la salle de bains. Il eut l’agréable surprise d’y trouver une vraie douche avec de l’eau et du savon, et non un appareil à ultrasons qui laissait la peau bizarrement lisse et huileuse.
Pendant qu’il s’essuyait, il repensa à leur conversation au sujet de Valrin. De la peur… Passée la première réaction d’incrédulité, il avait senti que Desiderio pouvait avoir raison.
Il ne le connaît que depuis deux jours, mais c’est un confidato, et l’un de leurs talents consiste à jauger les hommes en très peu de temps. Il ignorait quelle serait la réaction de Valrin s’il venait à l’apprendre. Mieux valait qu’il ne sache pas.
Sur ce, il s’effondra sur le lit et s’endormit.
On lui secoua l’épaule. D’abord doucement, puis sans ménagement.
« Debout, là-dedans ! Cela fait plus d’une heure que tu ronfles, et Kristoferson nous attend.
— Qui… quoi… Oh, Valrin ? »
Il se redressa, en alerte.
« Pas de panique. Enfile quelque chose et suis-moi. »
Il devait avoir inspecté tout l’étage, car il guida sans peine Xavier vers un autre ascenseur encadré par deux gardes. L’un d’eux remua doucement les lèvres : il avertissait son supérieur de leur arrivée.
« Madame Kristoferson est prête à vous recevoir au troisième niveau », leur dit-il.
À la sortie de l’ascenseur, deux nouveaux gardes les attendaient. L’un d’eux eut un mouvement de mâchoire comme s’il mastiquait de la gomme – il subvocalisait leur arrivée par micro laryngé. On les mena par un couloir axial jusqu’à une grande salle octogonale encombrée de tables et de chaises basses, et aux murs couverts d’écrans souples. Une classe d’école peut-être.
La porte se referma derrière eux.
Au fond de la salle, Desiderio était en discussion avec une femme menue d’environ quarante-cinq ans. Cheveux châtains filés de gris ramassés en un chignon strict, pantalon large et chemise beige sans col. Kristoferson. Aucun maquillage. Seule concession à la coquetterie, une fiche neurale en or en forme de broche, sous le lobe de l’oreille gauche. Kristoferson mesurait une tête de moins que le confidato. Sa silhouette n’avait rien de remarquable. Pourtant Desiderio, épaules et regard légèrement fuyants, avait l’air d’un enfant de chœur auprès d’elle ; lui et tous les caïds pour lesquels Xavier avait travaillé. Le pouvoir qu’elle incarnait, un pouvoir influant sur le destin de plusieurs mondes, émanait d’elle comme une aura.
L’absence même de gardes du corps dans la pièce était éloquente ; c’était presque l’aveu qu’au moindre geste suspect des canons sortiraient aussitôt des murs et les cribleraient de fléchettes paralysantes. Xavier essaya d’imaginer cette femme nue ou dans une position ridicule. Cela s’avéra absolument impossible.
Il fut une époque où il n’aurait pu affronter un tel personnage sans sentir ses mains trembler. Mais, face à elle, Valrin formait un pôle d’attraction/répulsion tout aussi puissant. Deux astres supermassifs enroulés autour d’une même orbite. Mais Valrin est un trou noir, et les trous noirs ont toujours le dessus.
Lorsque Kristoferson se tourna vers eux, un bref sourire crevassa le bas étroit de son visage.
« Valrin Hass et Xavier Ekhoud, soyez les bienvenus sur cette station. J’espère que votre séjour y sera agréable. »
Elle leur tendit une main que Xavier serra. Une pince sèche et dure, tandis que son regard glissait sur lui comme une limace sur une statue.
« Je suppose que vous ne vous êtes pas déplacée jusqu’ici rien que pour nous voir en chair et en os », fit Valrin après les salutations d’usage.
La femme joignit les mains derrière son dos et sourit.
« Détrompez-vous, monsieur Hass. Je voulais contempler de mes yeux les deux hommes qui sont parvenus à faire trembler la KAY sur ses bases.
— Ainsi que l’Eborn, compléta Valrin en lui rendant son sourire. Allons, Kristoferson, quelle est la raison de votre venue ? »
La femme ne cessa pas de sourire.
« Vous pouvez m’appeler Margaret.
— Quelle est la raison de votre venue, Margaret ?
— D’abord vous dire que nos experts ont confirmé que la Jana que nous avions récupérée sur Volda était bien fausse, comme vous nous l’avez révélé. »
Voyant qu’ils restaient impassibles, elle continua :
« J’ai une bonne nouvelle. Mais, avant, j’aimerais avoir des détails sur ce que vous savez de Jana.
— Rien de plus que ce que je vous en ai déjà dit, fit Valrin.
— J’aimerais tout de même l’entendre de votre bouche. »
Il s’acquitta de cette demande.
« … Nous ne sommes à peu près certains que d’une chose, conclut-il : que l’ADN étranger de Jana contient à la fois le message et la clé. Une clé qui ouvre une Porte noire. C’est tout.
— Vous y êtes presque, admit Kristoferson. Rien que pour cela, vous constituez un danger.
— Nous le savons. Mais, de votre côté, vous savez que votre secret ne nous intéresse pas. Sinon, nous l’aurions déjà vendu.
— Avec ce que vous savez, vous auriez pu faire chanter la KAY.
— Je ne veux pas les faire chanter. Je veux décapiter leur bureau exécutif. »
La femme cligna des yeux. Puis elle ébaucha un geste de lassitude.
« Je vous envie, monsieur Hass.
— Pour quelle raison ?
— Vous, vous n’avez qu’un seul ennemi, et il est identifié. Nous, nous passons notre temps à nous battre contre toutes les forces qui s’agitent dans l’ombre. »
Elle se tourna vers Xavier.
« En fait, ma question sur Jana vous était destinée, monsieur Ekhoud. Vous l’aimez donc tant que ça, pour… » Elle détourna la tête de deux ou trois degrés. « Oui, c’est évident. Contrairement à ce que mon… statut au sein du bureau pourrait vous laisser croire, je comprends très bien vos sentiments. Cette Jana a beaucoup de chance. Mais comment pouvez-vous être certain qu’elle vous aimera ?
— Je n’ai aucune certitude d’être payé en retour, avoua Xavier. Mais la seule idée d’avoir une chance de le lui dire me suffit. »
Elle demeura sans réaction, ce qui révélait en soi son scepticisme. Xavier sourit en son for intérieur. Contrairement à ce qu’elle prétendait – et sans doute était-elle persuadée de ce qu’elle disait –, elle était incapable de comprendre. L’idéologie écopolitique qu’elle appliquait tous les jours avait formaté son esprit de telle sorte qu’elle ne pouvait considérer l’amour autrement que comme un investissement à rentabiliser. L’idée que l’amour puisse se nourrir de lui-même lui était étrangère.
« Vous allez être satisfaits de la nouvelle que j’ai à vous apprendre, reprit-elle. Vous nous aviez demandé de localiser la vraie Jana. Nos agents l’ont fait il y a deux jours. »
En un instant, Xavier oublia tout ce qui s’était dit auparavant.
« Où ? demanda-t-il. Où est-elle ? »
Les yeux de Margaret Kristoferson pétillèrent.
« Sur un monde des Confins nommé Hursa. »